Feue la forme
« La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains! - Je n'aurai jamais ma main », écrivait Rimbaud dans sa Saison.
Peut-on rêver d'« avoir sa main » ? La Femme-Main, sculpture de Marine Aïello, est une Vénus sans face ni envers : elle assume, comme d'autres volumes du travail de la créatrice, le jeu d'invagination d'une forme qui refuse à la main toute prétention à l'« avoir », c'est-à-dire, peut-être - sans doute - à la saisir.
Plus trivialement : ces formes, on ne sait ni « comment les prendre », ni
« comment on les a faites », ni « à quoi elles servent ».
Il ne s'agit pas toutefois de produire une forme exemptée de toute trace d'une main antérieure : plutôt de susciter un volume qui, dans sa spaciosité mate, insépare tout à la fois le dehors et le dedans, la face et l'envers, la paume et le dos, et, en dernière instance, l'œuvre du geste.
Disons donc qu'un volume aïellien est la trace paradoxale d'un geste oublié et pourtant insistant (« main-tenu », risquerait-on) dans la tension énigmatique de son acte.
La forme manifeste donc un faire, dont on dira, avec Aïello, qu'il relève d'une
« préhistoire », c'est-à-dire qu'il renvoie à une origine ancestrale et insituable. C'est en ce sens que Focillon indique que, contrairement au signe, qui signifie (c'est-à-dire qui réfère à une causalité historique), la forme se signifie (sa seule origine est préhistorique, c'est-à-dire rigoureusement « introuvable ») : ce qui, donc, n'empêche pas l'insistance.
D'où, peut-être, le feu : la forme est « Œuvre noire » (une pièce de l'artiste) en cela qu'elle s'érige à partir de la consumation du geste même qui la suscita. La
« cuisson noire » participe ainsi sans nul doute à effacer la trace de la main formatrice: mais cet effacement (de la cause), du même coup, et par jeu d'alchimie, « inefface » (Deguy).
C'est-à-dire : convertit la cause « historique » (un faire actuel) en cause
« préhistorique » (un faire potentiel), ouvrant la voie à une « archéologie du
futur » (Aïello). L'œuvre n'est donc pas en ce sens sans origine, mais semble pouvoir désormais s'originer ailleurs : au plus profond d'un passé abyssal tout autant qu'à l'horizon d'un futur non encore advenu.
On peut désigner avec Aïello comme vagabondage cette plasticité tout à la fois spatiale (invagination) et temporelle (futurition) de la forme, dès lors qu'elle se fait, par le geste et le jeu de son (in-)effacement, volume : le volumen, dit l'étymologie, est ce « rouleau », dont l'affaire est de « rouler » (volvere) sur soi-même jusqu'à refaire son propre espace et son propre temps.
D'où l'œuvre dernière (à ce jour), Volterra : maison roulante qui maisonne à sa façon son propre espace, intériorisant un dehors (on peut y entrer), extériorisant un dedans (on peut en sortir, et on peut y rouler). Mais à quoi sert Volterra, demande la main ? À instruire l'espace, dit le feu.
Que la forme soit feu(e), voici sans doute la leçon impérieuse que nous livre le travail de Marine Aïello.
Guillaume Artous-Bouvet, 2025